‘RÉINVENTER’ UNE PÉDAGOGIE DE L'ENTREPRENEURIAT (2/2)

Des idées clés du constructivisme critique au modèle éducatif de Paulo Freire

La première partie de cet article est consultable ici

3. Une pédagogie émancipatrice de l’entrepreneuriat : proposition d’un modèle critique d’apprentissage par problème

Avant de présenter notre proposition de modèle et ses implications pour la recherche et la pratique, il nous semble opportun de mieux saisir ce que sont les objectifs assignés et les pédagogies privilégiées dans les formations actuelles à l’entrepreneuriat.

3.1 Objectifs et pédagogies dans le champ de l’éducation entrepreneuriale

L’objectif des formations et du projet d’éducation à l’entrepreneuriat s’inscrit largement dans une idéologie néolibérale et des politiques publiques qui visent à « transformer l’individu en homo entreprenens, en promouvant la figure de l’entrepreneur à la fois dans le monde économique et dans la société en général » (Chambard, p.11). Gibb, l’un des auteurs parmi les plus influents dans le domaine de l’éducation entrepreneuriale (Landström et al., 2021), assigne trois objectifs aux formations à l’entrepreneuriat : apprendre à comprendre l’entrepreneuriat, apprendre à devenir entrepreneurial et apprendre à devenir entrepreneur. En lien avec les objectifs, les effets attendus de l’éducation entrepreneuriale concernent principalement « la création de valeur économique, sociale et environnementale, le développement des attitudes, connaissances, compétences, état d’esprit des étudiants pour soutenir l’intention entrepreneuriale en vue d’une insertion professionnelle, la mutation des universités (stratégie, gouvernance) et l’innovation pédagogique » (Le Pontois, 2020, p.16). Nabi et al. (2017), dans une revue de littérature systématique, mettent en évidence des impacts au niveau d’un changement d’attitudes (lesquelles deviennent plus positives vis-à-vis de l’entrepreneuriat), de l’acquisition de connaissances et de compétences, de la faisabilité perçue du comportement entrepreneurial, du développement de l’intention entrepreneuriale, de la création d’entreprise et, enfin, de la performance économique et sociale des entreprises créées.


Les méthodes et les modèles d’enseignement de l’entrepreneuriat font la part belle aux approches classiques (Nabi et al., 2017), utilisent la méthode des cas, s’appuient sur des témoignages d’entrepreneurs ou de professionnels, mobilisent, enfin, des pédagogies actives (apprentissage par l’action, par projet, basé sur l’expérience) pas toujours très bien contrôlées (Fayolle, 2013) et qui débouchent parfois sur des résultats surprenants (Le Pontois, 2020). A titre d’exemple, une approche très fréquemment utilisée consiste à engager les étudiants, travaillant en équipe, dans des projets / processus fictifs de création d’entreprise avec développement d’un plan d’affaires et présentation du projet face à un jury mixte incluant des enseignants et des professionnels. L’exercice est généralement évalué à partir des appréciations portées sur la qualité du plan d’affaires et de sa présentation. Or, Le Pontois (2020), dans sa thèse montre qu’un niveau de performance élevé sur ces indicateurs n’est pas forcément corrélé aux résultats d’apprentissage et à la satisfaction des étudiants. Son étude empirique apporte la confirmation que les questions soulevées par Fayolle (2013) : « De quoi parlons nous quand nous parlons de formation à l'entrepreneuriat ? Que faisons-nous vraiment lorsque nous enseignons ou éduquons à l'entrepreneuriat, en termes de nature et d'impact de nos interventions ? Que savons-nous de l'adéquation, de la pertinence, de la cohérence, de l'utilité sociale et de l'efficacité de nos initiatives et pratiques en formation à l'entrepreneuriat ? » (p. 692), restent encore aujourd’hui sans réponses satisfaisantes. Certes, l’éducation entrepreneuriale, en tant que discipline, est clairement en phase d’émergence (Neck et Corbett, 2018 ; Le Pontois, 2020) et force est de constater que « l’enseignement de l’entrepreneuriat semble être l’un de ces phénomènes où l’action et l’intervention sont allées beaucoup plus vite que l’établissement de la théorie, de la pédagogie et de la recherche académique nécessaires pour les justifier et les expliquer » (Rideout et Gray, 2013, p. 346). Mais à l’heure où le champ est en voie de structuration, à travers l’émergence de communautés de recherche et de pratique, (Landström et al., 2021), il apparaît nécessaire de réfléchir à la manière dont il pourrait bénéficier d’une consolidation de ses fondations intellectuelles. Le modèle que nous proposons dans la section suivante s’inscrit dans cette nécessité et, de surcroit, vise à pallier la quasi absence des dimensions critique et réflexive dans le champ de l’éducation entrepreneuriale (Fayolle, 2013 ; Chambard, 2014 ; Berglund et Verduijn, 2018 ; Verduijn et Berglund, 2020 ; Kuckertz, 2021 ; Loi et al., 2021).

3.2 Un modèle critique d’apprentissage par problème

A l’évidence, il existe des proximités, mais aussi des différences marquantes entre l’éducation entrepreneuriale et le modèle éducatif de Paulo Freire.

3.2.1 Ressemblances et dissemblances

Des auteurs (cf. Le Pontois, 2020) ont déjà évoqué l’importance et/ou l’utilisation des apprentissages par problème (problem-based learning), dans le champ de l’entrepreneuriat, qui pourrait être rapproché du problem-posing de Paulo Freire. Le Pontois fait notamment référence aux travaux de Barrows et Tramblyn (1980), mais ces derniers portent principalement sur l’éducation dans le domaine de la médecine. La pédagogie par problème est d’ailleurs très utilisée dans ce champ (cf. Dolmans et al., 2005). A notre connaissance, le problem-based learning est très peu (voire pas du tout) documenté en éducation entrepreneuriale, même si des composantes en économie - gestion d’universités européennes l’ont adopté pour des enseignements en entrepreneuriat, s’inspirant du modèle et des pratiques développés par les facultés de médecine de ces universités [1].
Les pédagogies prônées par Paulo Freire et les enseignants chercheurs de l’entrepreneuriat privilégient le paradigme socioconstructiviste et s’appuient sur l’action et la prise en compte des expériences. Certains auteurs assignent même à l’éducation entrepreneuriale une finalité assez semblable à celle que Paulo Freire a attribué à son modèle éducatif. En effet, l’éducation entrepreneuriale est considérée par ces derniers comme une méthode (Sarasvathy et Venkataraman, 2011 ; Venkataraman et al., 2012 ; Neck et Greene, 2011) pour changer le monde (Sarasvathy, 2012) ou pour en avoir une lecture plus pertinente (Neck et Greene, 2011).
Un dernier point de proximité concerne, enfin, l’utilisation du concept de situation. Paulo Freire distingue différents types de situation, qu’ils qualifient, en particulier, d’existentielle ou de problème (Lenoir et Lizardi, 2007). Dans une ligne de pensée assez similaire, Fayolle (2004) développe le concept de situation entrepreneuriale, qu’il situe au cœur de l’entrepreneuriat, et qu’il définit comme une « situation reliant d’une façon très étroite, quasi indissociable, un individu caractérisé par un engagement personnel fort (consommation de ressources vitales : temps, argent, énergie) dans une action entrepreneuriale (décisions, comportements, tâches, etc.) et un projet ou une organisation émergente ou une organisation «stabilisée» de type entrepreneurial » (p. 114). Le concept de situation, dans ces deux approches, inscrit le sujet (l’individu) et l’objet (le problème ou le projet) dans un contexte spatio-temporel et donne, de facto, de l’importance aux variables contextuelles et à la dynamique temporelle.

Si l’on peut observer des proximités entre les approches utilisées dans le champ de l’éducation entrepreneuriale et le modèle éducatif de Paulo Freire, il n’en demeure pas moins que des différences importantes les contrastent nettement. En particulier l’absence de dimension critique dans les pratiques et les modèles d’enseignement de l’entrepreneuriat, mais aussi la non explicitation d’une perspective dialectique et éthique, au sens de Freire, situant éducateurs et apprenants au même niveau et facilitant une inversion des rôles, l’éducateur devenant apprenant et l’apprenant devenant éducateur. Enfin, ce qui nous apparait comme étant la différence la plus marquante, le processus de conscientisation, si essentiel pour l’apprenant et l’éducateur dans le modèle de Paulo Freire, est absent de toute conceptualisation de l’enseignement de l’entrepreneuriat.

Comment, dans ces conditions, en nous appuyant sur ces similitudes et en prenant en compte les différences, réinventer une pédagogie de l’entrepreneuriat s’inspirant du modèle éducatif de Paulo Freire ? C’est ce que nous nous proposons de faire dans la section suivante, en abordant successivement la reformulation des objectifs, la nécessité de revoir la relation entre éducateurs et apprenants, la redéfinition de l’objet d’enseignement, la dynamique des processus d’apprentissage.

3.2.2 Recentrer les objectifs sur le développement personnel et l’autonomie intellectuelle des apprenants

Tout d’abord, en préambule, nous considérons que les étudiants de l’enseignement supérieur et les apprenants adultes, confrontés à l’éducation entrepreneuriale, sont exposés à une forme de conditionnement social, à une idéologie, des schémas de pensée, des politiques publiques centrés principalement sur les retombées économiques des formations à l’entrepreneuriat. Retrouver un emploi lorsqu’on a perdu le sien, créer une nouvelle entreprise et contribuer à la création de richesses économiques et sociales, déployer un état d’esprit entrepreneurial au sein d’organisations existantes au profit de ces dernières, redynamiser la démographie des entreprises, telles sont généralement les attentes vis-à-vis de l’entrepreneuriat. Les objectifs des formations et enseignements vont tout naturellement s’ancrer dans ces attentes (cf. les objectifs présentés précédemment). Cette vision d’essence néolibérale est discutable et pourrait être davantage débattue dans les salles de cours (Chambard, 2014 ; Verduijn et Berglund, 2020 ; Kuckertz, 2021). Les objectifs, s’inscrivant dans une perspective critique, des formations en entrepreneuriat dans des institutions d’éducation supérieure devraient viser à privilégier des voies alternatives émancipatrices (Chambard, 2014), à aider les étudiants et les apprenants à s’affranchir des idées reçues qui parsèment le champ (Loi et al., 2021), ou encore, à les mettre dans des situations interactives et itératives de déconstruction / reconstruction du domaine pour ouvrir des voies d’invention pédagogique dans les salles de cours (Verduijn et Berglund, 2020). Ces objectifs, centrés sur les apprenants, ont pour but de développer chez eux un esprit critique et une capacité à apprendre différemment pour les préparer à être des acteurs socialement plus intelligents, dans leur contexte, face à l’incertitude et à la complexité du monde dans lequel ils se projettent. Cette façon d’assigner des objectifs à l’éducation entrepreneuriale contraste fortement avec une conception inscrite dans la troisième mission des universités, voire l’université entrepreneuriale (Kuckertz, 2021).

3.2.3 Remodeler la relation apprenant - éducateur

Dans la conception de l’éducation de Paulo Freire, éducateur et apprenant se situent au même niveau et à distance de toute relation de domination, du premier sur le second, par le savoir ou par toute autre forme de légitimité. Par le biais du dialogue, apprenants et éducateurs se constituent en sujets. Nous pensons que ce principe doit prévaloir dans les enseignements en entrepreneuriat. Les situations pédagogiques proposées, centrées sur des problèmes réels posés aux acteurs du monde de l’entrepreneuriat, doivent permettre aux apprenants, par leur authenticité et leur ancrage dans un contexte économique, social, politique, culturel ou familial, de mobiliser leurs connaissances et de stimuler leurs capacités à s’approprier des savoirs théoriques ou empiriques issus du champ de l’entrepreneuriat. Les connaissances nécessaires à l’analyse d’une situation résultent d’un dialogue continu, qui se déroule dans le respect mutuel, d’un questionnement critique et d’interactions fécondes où les rôles peuvent être parfois inversés. Dans ce mode de relation, l’éducateur n’est ni un transmetteur de savoirs, ni un coach ou un tuteur. Il est un facilitateur, un passeur, un éveilleur qui conçoit et met en place les conditions et les situations d’apprentissage. L’éducateur a un rôle de médiateur vis-à-vis du contexte dans lequel évolue l’apprenant et en regard des savoirs théoriques et empiriques, qu’il pourrait être à même d’utiliser. Il aide les apprenants à améliorer leur lecture et leur compréhension du monde dans lequel ils vivent et où ils devront prendre position pour agir et le transformer. Ceci participe de leur prise de conscience à tous les niveaux, des réalités et des opportunités de leur environnement, mais aussi de leurs capacités à s’orienter dans ce monde, à saisir des opportunités de vie en fonction de leurs valeurs et de leurs aspirations (Loi et al., 2021). Il nous apparaît d’ailleurs, que l’une des missions de l’éducateur, grâce à des qualités d’écoute, d’empathie, et de questionnement à visée réflexive, est d’amener les apprenants à améliorer la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, notamment quant à leurs valeurs fondamentales, leurs aspirations de vie personnelle et professionnelle et leurs capacités à les réaliser.

3.2.4 Redéfinir l’objet d’enseignement : les situations problème

Les situations problème au cœur des enseignements dans le champ de l’entrepreneuriat devraient être doublement porteuses de sens, pour les apprenants, en ce qu’elles font écho à des préoccupations immédiates, quotidiennes, voire existentielles, et pour le monde de l’entrepreneuriat dans leur authenticité et leur aptitude à traduire fidèlement des problèmes réels qui se posent à des entrepreneurs engagés dans des processus de réflexion, de décision et d’action. Comme nous l’avons montré précédemment, le concept de situation inscrit le sujet (l’individu) et l’objet (le problème ou le projet) dans un contexte spatio-temporel et donne, de facto, de l’importance aux variables contextuelles et à la dynamique temporelle. Les situations problème et l’apprentissage par problème s’appuient sur quatre principes majeurs en matière d’apprentissage (Dolmans et al., 2005) : le constructivisme, l’auto-direction, la collaboration et la contextualisation. Les problèmes suscitent les interrogations, les discussions et stimulent les apprentissages des apprenants ; le travail collaboratif dynamise et enrichit les interactions, implique les éducateurs qui facilitent les processus d’apprentissage et de prise de conscience. Le choix des problèmes doit être fait compte tenu de leur proximité avec les apprenants, en les faisant émerger dans des discussions ou des mises en situation. Ils ne doivent en aucun cas être trop structurés ou trop simples, ce qui réduirait l’espace de dialogue et de construction de connaissances à leur sujet. Comme le suggère Paulo Freire, l’éducateur, dans ce type de pédagogie, doit éviter d’être trop directif et rester dans son rôle de médiateur du monde. Le dialogue et l’apprentissage contextualisé autour d’une situation problème permettent de s’affranchir de méthodes privilégiant l’imposition d’idées et de savoirs vides de sens et dépourvus d’intérêt pour les apprenants. L’une des situations problème, point de référence possible d’un enseignement en entrepreneuriat, l’insertion dans la vie économique et sociale des apprenants, pourrait être de leur proposer d’envisager leur situation propre comme un problème à résoudre. Pour illustrer notre propos, nous allons développer, à l’aide d’un exemple, ce que pourrait être une démarche d’ingénierie pédagogique critique d’apprentissage par problème centrée sur cette situation (tableau ci-dessous).

3.2.5 La dynamique du processus d’apprentissage par problème

La dialectique est conçue chez les philosophes disciples de Hegel comme le moteur interne des choses ou comme mouvement de la réalité, alimenté par des contradictions, des divergences de points de vue ou encore des conflits. Dans le domaine du management, van de Ven et Poole (1995) proposent une typologie du changement (organisationnel) et considèrent que la dialectique est l’un des quatre moteurs de changement dans les organisations. Dans notre conception d’une pédagogie critique d’apprentissage par problème, c’est la dialectique entre les apprenants et entre les éducateurs et les apprenants qui installe la dynamique d’apprentissage. Comme nous l’avons mentionné dans les commentaires du tableau ci-dessus, l’alternance des séquences (réflexion individuelle, travail en petits groupes, échanges en séance plénière) favorise l’implication de chaque apprenant et entretient une dynamique du processus d’apprentissage. La praxis et la succession, dans des boucles itératives, de phases de réflexion et d’action, ainsi que les apports extérieurs ou générés par l’éducateur contribuent donc à entretenir la dynamique, voire à la stimuler. Dans le même ordre d’idée, les activités de médiation des éducateurs vis-à-vis des savoirs théoriques et empiriques et du ‘monde réel’, du contexte, au sens large, dans lequel peut s’inscrire toute action peuvent, nous semble-t-il, agir comme des facteurs d’accroissement de l’engagement des apprenants dans leur processus d’apprentissage.

4. Implications et conclusion


S’appuyer sur le modèle éducatif de Paulo Freire et sur les principes du constructivisme critique a des implications au niveau de l’éducation, de la recherche et de la société.
Concernant, l’éducation et l’enseignement dans le domaine de l’entrepreneuriat, nous souhaitons insister sur quelques points. Tout d’abord, en tant qu’éducateur, s’inspirer de l’œuvre et appliquer le modèle éducatif de Freire revient à questionner régulièrement sa propre pratique et à entrer dans une dimension plus consciente, conséquence de la conscientisation qui affecte également les éducateurs, de son action éducatrice et sans doute de son action sur le monde. C’est aussi accepter son incomplétude en tant qu’éducateur et spécialiste d’une discipline, l’entrepreneuriat, pour s’engager dans une logique et une démarche d’apprentissage tout au long de la vie. Enfin, c’est repousser les limites du questionnement et privilégier une démarche visant à questionner les questions et les problèmes tels qu’ils sont posés et socialement reçus.

Dans l’approche que nous proposons d’une pédagogie critique d’apprentissage par problème, les enseignants doivent se comporter en éducateurs, mais aussi en chercheurs, incitant les apprenants à adopter, de la même manière, ces deux postures. De plus, comme le montre l’illustration que nous donnons dans le tableau précédent et conformément à la pensée de Paulo Freire, les enseignants doivent parfois devenir apprenants et ces derniers endosser l’habit de l’éducateur. Tout cela nécessite de revoir profondément la formation des enseignants en entrepreneuriat pour les aider à développer des compétences, voire une expertise, dans les domaines de l’apprentissage par problème et de l’ingénierie pédagogique dans une perspective critique. Il apparaît évident que ce modèle éducatif, par certains aspects, pourrait être qualifié d’utopique, mais que serait la pratique pédagogique, qui entend servir un dessein qui la transcende et la sublime, sans une part de rêve et d’utopie, sans une envie de changer la société et le monde ?

Les implications en termes éducatifs sont importantes, tout comme celles qui portent sur la recherche en éducation entrepreneuriale et en entrepreneuriat. En tout premier lieu, il conviendrait d’effectuer des recherches sur les dispositifs et pratiques actuels en matière d’apprentissage par problème (problem-based learning dans le monde anglo-saxon) pour mieux appréhender leur réalité dans le champ de l’entrepreneuriat, la manière dont cette pédagogie est implémentée et les résultats d’apprentissage auxquels elle conduit. Ensuite, il apparaît nécessaire de documenter les situations problème qui pourraient faire l’objet des enseignements. Les difficultés et problèmes qui jalonnent les processus entrepreneuriaux sont certes nombreux, mais ils ne sont pas tous d’égale importance, ils n’exposent pas tous les entrepreneurs aux mêmes enjeux. Nous pensons et suggérons que les problèmes qui devraient être privilégiés dans les enseignements soient ceux situés au cœur des situations entrepreneuriales (Fayolle, 2004), c’est-à-dire à la conjonction d’une logique individuelle, celle de l’acteur, et d’une logique de projet (ou d’action) inséré(e) dans un environnement et dépendant(e) de facteurs contextuels. A titre d’exemples, il serait judicieux de s’intéresser, entre autres, à des situations de prise de décision dans l’incertitude et en présence d’options multiples, d’action dans l’absence ou l’insuffisance de ressources, de construction/identification et d’évaluation d’opportunités de création, reprise et développement d’entreprises (à finalité économique, sociale ou sociétale), ou encore d’apprentissage de modes de pensée, de décision et d’action spécifiques à des comportements soumis à l’incertitude, la perception des risques et la complexité. Des recherches pourraient également être conduites, dans d’autres disciplines, sur des pratiques pédagogiques inscrites dans une perspective critique et/ou basées sur le modèle éducatif de Paulo Freire. En particulier, le domaine de la médecine et de la santé apparaît intéressant à approfondir, dans la mesure où l’éducation/formation des médecins présente des similitudes avec celle des entrepreneurs, s’efforçant de combiner judicieusement théories et pratiques (Hindle, 2007) et parce que dans ce secteur, l’apprentissage par problème et le modèle éducatif de Paulo Freire font déjà l’objet d’une documentation scientifique (voir par exemple, Dolmans et al., 2005 ; Sandrin, 2013). Dans l’étude de ces dispositifs, une attention particulière pourrait être accordée à la manière dont on passe de la théorie et du modèle éducatif à son implémentation, à l’évaluation des résultats d’apprentissage et à la problématique de leur amélioration au bénéfice des apprenants.

En guise de conclusion, nous évoquons, pour les sociétés concernées, les implications de notre proposition. A l’évidence, insérer une dimension critique dans les enseignements en entrepreneuriat, recentrer les objectifs sur le développement personnel et l’autonomie intellectuelle des apprenants, remodeler la relation apprenant – éducateur et redéfinir l’objet d’enseignement en relation avec des situations problème, entraînent des conséquences, non seulement pour les éducateurs, les apprenants et les systèmes d’éducation, mais aussi pour les sociétés au sein desquelles ces acteurs évoluent et ces dispositifs opèrent. Un des objectifs visés est de redonner du pouvoir aux apprenants pour les rendre plus autonomes, de les aider à mieux lire et comprendre leur monde et de les libérer de toute forme de conditionnement, de toute influence et de toute bien-pensance ou courant dominant. Un des résultats et un bénéfice important au niveau sociétal, seraient d’avoir des acteurs économiques et sociaux dotés d’un esprit d’analyse critique et d’une capacité à décider et agir avec plus d’indépendance et de sens des responsabilités. Peut-être que cela permettrait de mieux orienter les étudiants qui en ont la volonté et les aptitudes vers l’entrepreneuriat et d’en détourner ceux qui s’y dirigent en cédant, sans se poser trop de questions ou sans se poser les bonnes questions, aux sirènes de politiques éducatives et publiques qui occultent largement la face cachée de l’entrepreneuriat (Fayolle et Nakara, 2012). Cela permettrait sans doute, également, d’améliorer la survie des entreprises en création, de réduire les disparitions de jeunes entreprises ou microentreprises et d’éviter les drames humains qui peuvent parfois les accompagner.


[1] Voir en particulier l’université de Maastricht (https://www.maastrichtuniversity.nl/education/why-um/problem-based-learning) pour laquelle nous avons effectué une mission d’expertise dans le cadre d’une intervention de l’OCDE.


L’AUTEUR

Alain Fayolle est un professeur distingué d'entrepreneuriat, fondateur et ancien directeur du centre de recherche en entrepreneuriat de l'EM Lyon Business School, France. Désormais professeur au Centre pour l'Innovation et l'Entrepreunariat (CREA UniCA) de l'Université de Cagliari et Président du Comité d’Orientation et de Prospective de l’IFAG, il a publié 45 livres et plus de deux cents articles. En 2013, Alain Fayolle a obtenu le Prix Européen de la Formation à l'Entrepreneuriat 2013 et a été élu Président de la Division Entrepreneuriat de l'AOM pour l'année académique 2016-2017. En 2015, il a reçu le prix Wilford L. White Fellow de l'ICSB. Alain a été invité en tant qu'expert en entrepreneuriat par des universités internationales, des institutions (OTAN, UE, OCDE) et des gouvernements. Il a également conseillé des entreprises et des collectivités locales.


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